Racine carrée du verbe être

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad – à La Colline/Théâtre National – Dernières représentations.

C’est un bien joli titre qui nous mène dans la mathématique de Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et directeur de La Colline, autrement dit racine de Mouawad égale Mouawad, comme la racine carrée permet d’obtenir le nombre de départ. Ainsi va la quadrature du cercle. Car c’est de lui que parle l’auteur, lui du Liban exilé en France puis au Québec avec sa famille, en 1978 quand il avait neuf ans, pour de longues années, en raison de la guerre civile qui y avait sévi de 1975 à 1990, soutenue par les forces antagonistes des États proches comme la Syrie et Israël ; un pays de six millions et demi d’habitants où se mêlent le politique, le religieux et le quasi-mafieux.

© Simon Gosselin

D’une durée de six heures trente, la Geste Mouawadienne est à voir en deux épisodes ou d’une seule traite, selon les jours, elle conte son épopée familiale avec pour toile de fond les explosions du Port de Beyrouth, en 2020 pour lesquelles les différentes autorités se renvoient la balle quant aux origines. Plusieurs doubles, incarnations du personnage nommé Talyani Waqar Malik nous permettent de l’accompagner dans ce dédale de la vie où l’on peut se trouver au même moment dans cinq lieux différents, où les vies se superposent.

Au début Wajdi le jeune est assis face à Wajdi le vieux, le sage et il apprend de lui. Il est prié par son père de filer acheter au plus vite un billet d’avion pour toute la famille pour Paris ou Rome, le premier vol possible, afin de fuir le pays en proie à la violence de la guerre. Et tous se retrouvent à Paris avant de poursuivre leur route pour Montréal. Là s’enclenche le compteur des et si… Là où le hasard mène la danse, là où on aurait pu être un autre et où finalement plus rien n’a vraiment d’importance. Il y a, derrière le foisonnement de l’écriture en désordre et parfois en cliché un questionnement sur l’identité plurielle et les lignées familiales, sur celui que j’aurais été dans un autre contexte et ce que l’exil peut apporter.

Chauffeur de taxi à Paris, le premier Talyani Waqar Malik charge un voyageur à Roissy ; seconde identité, second Talyani Waqar Malik, un neurochirurgien participe à un débat plus que houleux sur les neurosciences en Italie, autour du rapport au réel, de la réalité et de la fiction, son attitude est odieuse, particulièrement avec les femmes ; le troisième est artiste plasticien au Québec, provocateur à outrance dont on lacère les toiles ; le quatrième est condamné à mort aux États-Unis et attend l’exécution de sa sentence à la prison fédérale, un jeune cinéaste autorisé à le filmer oublie de charger sa caméra et tente de le convaincre de demander sa grâce ; ce prisonnier est en fait l’assassin des parents adoptifs du réalisateur, et cela met en jeu la possibilité du pardon. Le cinquième est face à son magasin de jeans dont il ne reste rien après les explosions de Beyrouth.

© Simon Gosselin

Toutes ces histoires se mêlent à la chronique familiale, ouvrant le thème sur l’universel. Des militants écologistes se font arrêter. Il est question de discours aux arbres, de la Naissance de Vénus de Botticelli. On assiste aux règlements de compte intrafamiliaux avant la mort du père et à la transmission de ses affaires. On voudrait qu’il « dise enfin les mots qu’il n’a jamais dits » et qu’il accepte la présence du compagnon qu’on n’a jamais osé lui présenter. Pour l’enterrement on invite les cousins. Il y a l’incompréhension entre frères et sœurs, l’eau bénite hypocrite et jusqu’à l’inceste. Le cours de Hanane au final devient une remarquable démonstration sur Einstein et la relativité restreinte. On flotte alors entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, sur l’être humain paradoxal, sur la racine carrée et le big band, sur la ligne du temps, sur la diagonale et l’hypoténuse.

Et l’on est bien essoufflés quand Wajdi le jeune se trouve à nouveau face à Wajdi le vieux, le sage, à la fin du spectacle après les hauts et les bas du récit, même si les acteurs aux multiples rôles sont passés de l’un à l’autre avec fluidité et précision et si la scénographie a permis de voler d’un lieu à l’autre. Racine carrée du verbe être est une algèbre où l’auteur démultiplié veut embrasser tant d’histoires et de souvenirs qu’il nous étouffe et nous perd dans ses sinuosités.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2022

Avec : Maïté Bufala*, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin*, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac-Olanié, Wajdi Mouawad, Anna Sanchez*, Merwane Tajouiti*, Richard Thériault, Raphael Weinstock / membres de la Jeune troupe de La Colline – enfants en alternance :  Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh – avec les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre. Assistanat mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre – dramaturgie Stéphanie Jasmin – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Éric Champoux – conception vidéo Stéphane Pougnand – dessins Wajdi Mouawad et Jérémy Secco – musique originale Paweł Mykietyn – conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse – costumes Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – couture Anne-Emmanuelle Pradier – interprète polonais Maciej Krysz – suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo – répétiteur français Barney Cohen – professeur de trompette Roman Didier – avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk – construction du décor par l’atelier de La Colline.

Du 21 au 30 décembre 2022, intégrales à 17h30 – La Colline/Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. 01 44 62 52 52.